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Lucrèce

 
Lucrèce. Source: Wikipedia

Lucrèce (en latin Titus Lucretius Carus) est un poète et philosophe latin du Ier siècle av. J.-C. (peut-être 98-55), auteur d'un seul ouvrage en six parties, le De rerum natura (De la Nature des choses, qu’on traduit le plus souvent par De la Nature), un long poème en style épique (hexamètre dactylique) qui décrit le monde selon les principes d'Épicure.

C’est essentiellement grâce à lui que nous connaissons l'une des plus importantes écoles philosophiques de l'Antiquité, l'épicurisme, car des ouvrages d’Épicure, qui fut beaucoup lu et célébré dans toute l’Antiquité tardive, il ne reste pratiquement rien, sauf trois lettres et quelques sentences.

Si Lucrèce expose fidèlement la doctrine de son maître, il met à la défendre une âpreté singulière. « On entend dans son vers les spectres qui s'appellent », dit Victor Hugo. Il vit dans une époque troublée par les guerres civiles et les proscriptions (massacres de Marius, proscriptions de Sylla, révolte de Spartacus, conjuration de Catilina). De là, les pages sombres du De rerum natura sur la mort, le dégoût de la vie, la peste d’Athènes, de là aussi sa passion anti-religieuse qui s’en prend avec acharnement aux cultes et aux prêtres des religions romaines de son époque, passion que l’on ne retrouve pas dans les textes conservés d’Épicure, même si celui-ci critique la superstition et même la religiosité populaire. Il propose de se soustraire aux craintes induites par les sphères religieuses, auxquelles il oppose une approche rationnelle du monde fondée sur la compréhension de la physiologie ou science de la nature.

Ainsi, il explique de façon matérielle les objets et le vivant, qui prennent forme via des combinaisons aléatoires d'atomes dans le vide.

Surtout, Lucrèce unit à la science épicurienne, souvent difficile, la douceur et la dimension visionnaire de la poésie.

Auteur mal connu

On ne dispose sur la vie de Lucrèce d'aucune information fiable.

Ses contemporains l'ignorent ou se taisent sur son compte. Les exceptions sont très rares. Cicéron lui consacre une phrase dans un billet adressé à son frère Quintus daté de février 53 av. J.-C. : « Le poème de Lucrèce est bien, comme tu me l'écris, à la fois de beaucoup de génie et de beaucoup d'art ». Un passage du Chronicon de Jérôme de Stridon, ouvrage postérieur de quatre siècles, affirme que Cicéron fut son éditeur, ce qui ne cadre pas avec les critiques contre l'épicurisme que Cicéron énonce dans ses traités. Ovide écrit dans Les Amours : « Les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit. » Mais ils ne disent rien sur sa vie. Tacite évoque le De rerum sans rien dire de son auteur. Sous l'Empire, Lucrèce semble oublié dans la littérature conservée. A contrario un graffiti de Pompéi, retrouvé dans une villa luxueuse en front de mer, reprend les trois premiers mots du célèbre premier vers du livre II : « suave mari magno ». Preuve que Lucrèce était connu et cité en Campanie, terre de forte implantation épicurienne au premier siècle de notre ère.

Sur cette quasi-absence de témoignages, Henri Bergson a proposé une explication : « Il faut croire qu'après la chute de la République, lorsque la politique des empereurs eut remis le paganisme à la mode, Lucrèce, adversaire de la religion, devint un ami dangereux, dont il était prudent de ne pas trop s'entretenir. »

Seuls deux textes du IVe siècle, donc très postérieurs, donnent des indications douteuses : Donat écrit dans sa Vie de Virgile que Lucrèce est mort l'année où Crassus et Pompée furent consuls et où Virgile prit, à 17 ans la toge virile. Mais cette affirmation est contradictoire : Virgile a eu 17 ans en 53 et le deuxième consulat commun de Pompée et Crassus date de 55. Par ailleurs, le crédit accordé à cette œuvre est très faible. Dans sa Chronique, Jérôme de Stridon, élève de Donat, semble à peu près s'accorder avec son maître sur les dates. Il ajoute des informations que beaucoup jugent assez incertaines, en raison notamment de l'hostilité des chrétiens à l'égard de l'épicurisme. À l'année 96 ou 94 suivant les manuscrits, il est écrit : « Le poète Titus Lucretius naît. Rendu fou par un philtre d'amour, il rédigea dans ses moments de lucidité quelques livres que Cicéron corrigea par la suite. Il se donna la mort dans sa quarante-quatrième année. »

La courte biographie de Jérôme de Stridon et la lettre de Cicéron ont laissé imaginer que ce dernier, à la mort de Lucrèce, a eu le manuscrit du poème inachevé pour le mettre en ordre et le publier.

Quant au suicide, Alfred Ernout, le traducteur des Belles Lettres, écrit : « La folie, le suicide ont dû être des châtiments inventés par l'imagination populaire pour punir l'impie qui refusait de croire à la survie de l'âme et à l'influence des dieux comme au pouvoir des prêtres. » De même, Bergson : « Cette sombre histoire a tout l'air d'un roman. Dans les temps anciens, l'imagination populaire se plaisait à faire punir ainsi l'athée, dès cette vie, par les dieux qu'il avait bravés. ». Selon Pichon : « Lucrèce avait peu vécu. Or une mort prématurée ne semble jamais naturelle : elle suggère fatalement l'idée de crime ou de suicide » et indique que sa folie serait une punition divine pour avoir attaqué la providence. L'affirmation de Jérôme fit débat, une hypothèse étant qu'il l'aurait tirée d'un ouvrage lacunaire de Suétone, De poetis. Mais aucun auteur excepté Jérôme ne mentionne ces faits, alors que l'encyclopédie de Suétone fut très populaire, d'autant que le IVe siècle est marqué par l'apparitions de travaux apocryphes.

D'autres auteurs (Pierre Boyancé, le Dr Logre, André Comte-Sponville, Paul Nizan) considèrent comme plausible l'hypothèse du suicide en raison du climat d'angoisse ou de mélancolie qui domine l'œuvre : « Le sens extraordinaire de l'angoisse qui domine le De rerum natura révèle assez un homme capable de pousser jusqu'à la mort volontaire le désir d'échapper à l'angoisse » dit Paul Nizan.

Fidèle en tout à sa doctrine, écrit Constant Martha, Lucrèce aura trop mis en pratique un des plus importants préceptes d’Épicure : « Cache ta vie ».

Œuvre

Épicurisme latin

Au livre V, Lucrèce se présente comme le premier auteur à exposer la doctrine épicurienne en langue latine. Or nous savons par Cicéron qu'existait depuis quelques décennies au moins une abondante littérature épicurienne grand public qui avait connu un large engouement dans toute l'Italie, mais qu'il méprisait. Les auteurs cités, quasi contemporains de Cicéron et de Lucrèce pour certains, sont Gaius Amafinius, Rabirius, Fabius Gallus, Catius (en) et Sauféius. Leurs traités sont perdus et les fragments les mentionnant sont très minces. L'assertion de Lucrèce doit donc être relativisée, à moins qu'il faille comprendre qu'il se proclame comme le premier traducteur de qualité face à ses prédécesseurs médiocres.

Poète et philosophe

Comme philosophe, Lucrèce est un disciple fidèle et enthousiaste d'Épicure. Quatre des six livres du poème s'ouvrent sur l'éloge du maître. Ainsi le début du livre III :

Le poème est un exposé de la doctrine d'Épicure. C'est d'ailleurs essentiellement grâce à lui que nous connaissons sa pensée. Il ne reste en effet pratiquement rien de l'œuvre considérable d'Épicure — trois cents ouvrages selon Diogène Laërce (les livres antiques se présentant sous la forme de rouleaux de papyrus) — peu recopiée par les moines du Moyen Âge. Seuls subsistent, grâce au même Diogène Laërce qui les a reproduits dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, le testament du philosophe, trois lettres à ses amis qui sont des abrégés de sa doctrine et quarante Maximes capitales, ainsi qu'une série de sentences, les Sentences vaticanes, découvertes en 1888 dans un manuscrit du Vatican datant du XIVe siècle. Ajoutons des fragments du De la Nature d'Épicure en trente-sept livres (l'équivalent, a-t-on calculé, d'une dizaine de volumes dans une collection moderne de textes classiques) récupérés de l'importante bibliothèque de la Villa des Papyrus à Herculanum que l'éruption du Vésuve en 79 a à la fois carbonisée et protégée.

L'œuvre de Lucrèce a été préservée de justesse, à travers deux manuscrits seulement datant du IXe siècle, et conservés aujourd'hui à Leyde. Les spécialistes estiment qu'ils sont des copies d'un seul et même manuscrit remontant au IVe ou Ve siècle, aujourd'hui perdu, et que c'est sa nature poétique qui aurait contribué à sa conservation. Il y a là une certaine ironie, car Épicure se méfiait de la poésie et en déconseillait la pratique à ses disciples, et c'est pourtant via un long poème qu'elle fut transmise. Lucrèce, au début du livre IV, justifie cette forme par la métaphore du remède amer que les enfants refusent d'absorber si l'on ne met pas du miel sur la coupe :

Structure du poème

Le De rerum natura, composé à partir de l'ouvrage d'Épicure La Nature, est rédigé en hexamètres dactyliques. Il comprend 7 415 vers et se compose de six livres se regroupant en trois parties successives :

  • La première partie porte sur la nature considérée dans ses constituants essentiels, les atomes et le vide :

Elle correspond à peu près à la Lettre à Hérodote d’Épicure : dans le vide tombent éternellement des atomes indivisibles, indestructibles, semences de tous les univers passés, présents ou à venir, car rien ne se crée, rien ne se perd (Livre I). La pesanteur et une certaine « déclinaison » (clinamen) de la verticale les amènent à se grouper, à donner naissance aux corps inertes et animés, sans l’intervention des dieux (Livre II).

  • La deuxième partie est consacrée à « l’homme » :

Elle recouvre partiellement la Lettre à Ménécée : l’homme est matériel, y compris son esprit et son âme. Matériel donc mortel, car toute combinaison d’atomes finit par se résoudre en ses éléments. Et, si l’âme est mortelle, une vie future n’est pas à craindre (Livre III). À l’origine de la connaissance sont les sensations qui, matériellement émanées des corps, ne trompent pas si on les interprète sans illusions passionnelles (Livre IV).

  • La troisième partie porte sur « le monde et les choses de la nature » :

Elle recouvre en partie la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès : le monde non plus n’est pas l’œuvre des dieux : son évolution et celle de l’humanité peuvent se suivre à partir de combinaisons fortuites par progrès conjoints (Livre V). Et les phénomènes les plus étranges qui épouvantent les hommes, même les épidémies, sont dus à des causes naturelles (Livre VI).

Le poème s'adresse à Caius Memmius, habituellement identifié à un patricien romain, protecteur des lettres et des poètes (Catulle en particulier), préteur en -58, gouverneur de Bithynie en -57.

Contre la religion

Lucrèce termine ainsi son tableau de la mort d’Iphigénie qui le révolte, après avoir fait, dans le même prologue du livre I, l’éloge d’Épicure vainqueur de la religion :

« Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier un Grec, un homme osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser […] Et par là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux. »

« Je ne connais pas de texte, dans toute l’Antiquité, qui ait cette vivacité antireligieuse, cette rage, cette radicalité. » écrit Comte-Sponville. Lucrèce donne (à la critique de la religion) une tension, une violence, une espèce de fureur tragique, qu'on ne retrouve guère dans les textes d'Épicure, du moins dans ceux qui sont parvenus jusqu'à nous. C'est ce qui donne à cet éloge d'Épicure sa singularité, ici très lucrétienne. Camus dira la chose joliment :

" Épicure, dans l'épopée de Lucrèce, deviendra le rebelle magnifique qu'il n'était pas. »

« Quelle cause, se demande Lucrèce, a répandu parmi les grandes nations l’idée de la divinité, a rempli d’autels les villes, et fait instituer ces cérémonies solennelles dont l’éclat se déploie de nos jours ? »

L’ignorance et la peur, répond-il. Il fallait expliquer ce qu’on ne comprenait pas :

Lucrèce était-il athée ? À s’en tenir au texte, d'une stricte orthodoxie épicurienne, ce serait aller trop loin. Épicure n’était pas athée (« Il ne supprime pas la Divinité, il la désarme, écrit Constant Marta, peut-être pour écarter les reproches d’impiété »). Pour lui, les dieux existaient bien mais ils étaient étrangers à notre monde et à sa création. On pouvait prendre modèle sur leur bonheur, leur sérénité, mais il était inutile de les prier et absurde de les craindre. La piété de Lucrèce n’est pas celle des prêtres et du vulgaire :

Science de Lucrèce

Atomisme

Ces corps premiers sont les atomes. Les deux premiers livres leur sont entièrement consacrés : il n’y a rien d’autre dans la nature que du vide et des atomes, qui sont éternels, absolument pleins et insécables (atome signifie en grec « qui ne peut être coupé »). Avec un nombre limité d’atomes différents on peut composer tout l’univers: ciel, mer, terre, fleuves, soleil, plantes, animaux, tout est constitué des mêmes éléments. Tout est naturel, tout est rationnel.

Le De rerum natura est d’abord un traité de physique, même si l’enjeu essentiel de cette explication scientifique de la nature est, pour les épicuriens et pour Lucrèce, de montrer que le surnaturel n’existe pas, tournant philosophique majeur, à l'origine du matérialisme et de la séparation de la science et de la religion.

En se rencontrant, les atomes composent les agrégats, c’est-à-dire les composés qui font le monde. Pour qu’ils se rencontrent, il faut qu’ils subissent dans leurs trajectoires des déviations dues au hasard (clinamen) car s’ils tombaient parallèlement dans le vide sous l’effet de leur poids, ils ne se rencontreraient jamais :

Le monde ne résulte ainsi que de la matière et du hasard. La nature est libre, sans maître, sans dieux, sans contraintes et nous sommes libres, nous aussi, comme tous les animaux.

L’atomisme de Lucrèce, qui reprend celui d’Épicure, lui-même repris des philosophes présocratiques, notamment Leucippe et Démocrite, est évidemment une intuition sans confirmation et n’a guère de rapports avec l’atomisme moderne : les atomes ne sont ni insécables, ni éternels, ni absolument pleins. Mais il l’anticipe de plus de vingt siècles. Il faudra attendre Torricelli, puis Pascal pour démontrer l’existence du vide, Dalton (1803) pour la première théorie atomique moderne, Mendeleïev (1869) pour la classification des atomes et le XXe siècle pour la physique quantique.

Cet atomisme est un matérialisme, « un des plus radicaux de toute l’Antiquité, écrit Comte-Sponville, il faudra attendre le XVIIIe siècle, et encore, pour trouver quelque chose d’approchant ». L’examen de la nature et son explication (naturae species ratioque), formulation quatre fois reprise par Lucrèce dans son poème, exclut toute théologie, tout idéalisme, tout spiritualisme.

Pluralité des mondes dans un univers infini

Lucrèce, comme Épicure, pense que l’univers ne se réduit pas à notre système solaire. Il est illimité et d’autres mondes existent :

Précurseur

Il croit à la génération spontanée des êtres vivants par la terre. Pourtant, comme Darwin , il pense que si les êtres que nous observons sont adaptés à leur mode de vie, c'est parce que ceux qui ne l'étaient pas ont disparu. Le résumé que fait Lucrèce dans sa description des âges préhistoriques concorde assez bien avec « ce qu'il faut bien appeler, écrit Comte-Sponville, sans craindre l'anachronisme, une sélection naturelle. » Cette convergence entre Lucrèce et Darwin est d'autant plus intéressante que l'idée de sélection était justement la principale innovation de Darwin, car la notion d'évolution était connue à son époque, ayant notamment été formulée par Lamarck. Remarquons cependant qu'Empédocle avait défendu un point de vue comparable avant Lucrèce.

D’abord à la surface de la terre il n’y a que des végétaux. Puis, la terre crée une multitude d’êtres animés, au hasard.

Beaucoup mal organisés périssent parce qu’ils ne peuvent ni se nourrir, ni se reproduire. Seuls survivent les plus aptes au combat et les plus habiles :

Précurseur de Rousseau

Lucrèce tente également d'expliquer comment l'homme, qui est apparu de la même manière que les autres espèces, a pu fonder la civilisation, la religion, les arts, la métallurgie, la justice. Hélas, la plupart de ces progrès conduisirent à de nouvelles violences, dues au goût du lucre et du luxe, l'homme ne sachant pas se limiter. Ainsi, les premiers rois furent renversés, d'où des guerres. L'humanité, lasse de ces crimes, inventa alors le Droit. Lucrèce note, comme plus tard Jean-Jacques Rousseau, que nous n'avons pas de témoignages de ces époques, faute d'écriture, et qu'il en est réduit, malgré l'empirisme épicurien, à de simples conjectures. Les raisonnements prennent alors la place des faits.

Démarche de Lucrèce

L’histoire des sciences reconnaît comme première révolution scientifique la mise au premier plan de la rationalité qu’illustre Lucrèce à la suite des Grecs présocratiques.

Certes la méthode expérimentale est inconnue de l’Antiquité et Lucrèce commet de graves erreurs, mais il croit qu’on peut expliquer, de manière cohérente, l’ensemble des phénomènes connus.

Les sens permettent cette connaissance : un phénomène frappe vos sens ; vous l’observez avec l’intention d’en découvrir la cause. Les erreurs ne viennent point des sens, mais de la raison qui sait mal interpréter leurs témoignages. Pour les phénomènes inaccessibles à nos sens, il est légitime de raisonner par analogie.

Lucrèce sait que trouver la bonne explication est le plus souvent impossible de son temps, mais il veut montrer qu’il existe une ou plusieurs explications rationnelles qui suffisent à expliquer le phénomène en question. Et faire reculer la superstition. Il lui arrive donc de proposer plusieurs hypothèses également possibles, de dire : la lune a une lumière propre, à moins qu’elle ne reflète celle du soleil (De rerum, V, v. 575-578) ou les éclipses viennent de l’interposition des corps ou bien de l’extinction des astres (De rerum, V, v. 752-771).

Il s’en explique au sujet du mouvement des astres :

Philosophie de Lucrèce

Lucrèce n’innove pratiquement jamais. Sa philosophie est celle d’Épicure. « Peut-être, remarque Pierre Boyancé, n’y a-t-il pas dans l’histoire de la pensée, d’autre exemple de ce cas : d’un disciple de génie qui ne se veut que le disciple, qui l’est en effet, et qui est cependant un génie. » Mais autant le philosophe grec est doux, serein et lumineux, autant le poète latin est passionné, angoissé et sombre.

Doctrine épicurienne

On peut en résumer en quelques mots les grands principes :

La sensibilité humaine est liée à l'existence d'atomes plus subtils encore que ceux qui composent l'air, le vent, le feu. Néanmoins ces atomes ne sont pas sensibles en eux-mêmes, mais seulement dans les mouvements communs à eux et au reste du corps. Ce que réclame la nature, c’est l’absence de douleur (dans le corps) et d’inquiétude (dans l'âme). Pour cela, il faut se soustraire à la crainte des dieux et de la vie future, apprécier le plaisir et l’amitié qui est une valeur essentielle de l'épicurisme, mais se débarrasser des passions pour éviter la souffrance. En politique ne pas prendre part aux affaires, dans la vie privée éviter toutes les causes de trouble et de chagrin. Primat absolu de l'intérêt individuel. L'essentiel est d'être heureux, c'est-à-dire que rien ne vienne troubler notre plaisir.

Le morceau le plus célèbre du poème, le fameux Suave mari magno, devenu dès l’Antiquité proverbial, oppose à la cupidité et à l’ambition la paix du philosophe dans le sein de la sagesse :

Il faut éviter la passion amoureuse toujours mêlée d’angoisse et de possessivité, qui vous rend esclave ou tyran. Le but est d’être libre. En effet, l'amour naît de simulacres si fins qu'ils ne nourrissent pas l'âme, malgré ses efforts pour se repaître de l'aspect de l'élu. En revanche la satisfaction sexuelle est réelle.

À défaut de la vertu, l’amour libre est encore le moyen le plus efficace d’échapper à la tyrannie de la passion :

Mais l’amour apaisé et durable est aussi possible :

Quant à la mort, elle est séparation de l'âme et du corps qui chacun sont périssables. Qu'est-ce qui fait peur dans la mort ?

Penseur tragique

Si Lucrèce expose fidèlement la doctrine d’Épicure, il y a chez lui une sensibilité tragique que l’on ne retrouve pas chez son maître grec. Question de personnalité ? De lieu (Rome, Athènes) ? D’époque (deux siècles et demi les séparent) ? Sans doute un peu des trois, répond Comte-Sponville.

Quand Lucrèce parle de la mort - qui pour un épicurien n’est rien, une fois le néant reconnu, alors que la vie est tout - on est loin de la sérénité d’Épicure :

« On voudrait savoir, écrit Constant Martha, d’où vient au poète ce sombre amour pour l’éternel sommeil. Est-ce dégoût et fatigue de la vie, désenchantement des passions humaines, découragement du citoyen contristé par le spectacle des révolutions sanglantes ? »

Quand il décrit la souffrance des amants victimes de l’amour-passion, sur un thème de stricte orthodoxie épicurienne, c’est avec des accents déchirants et angoissés :

Enfin le poème s’achève sur la description de la peste d’Athènes inspirée de Thucydide mais systématiquement tirée vers le noir :

Redécouverte et influence

Les œuvres de l'antiquité gréco-latine ne nous sont parvenues qu'à travers le filtre des copistes chrétiens du Moyen Âge. Si des œuvres comme celles de Platon et d'Aristote furent rapidement considérées comme compatibles avec le christianisme, et à ce titres recopiées assez largement, le matérialisme rationaliste et a-religieux d’Épicure et de ses disciples fut rejeté par la nouvelle religion.

Épicure fut dès la fin de l'antiquité présenté par les auteurs chrétiens comme un adepte de la débauche la plus extrême, bien loin de sa philosophie de la modération. Alors que l'épicurisme fut une des philosophies les plus influentes de l'Antiquité, ses livres disparurent faute de copistes. Seules quelques allusions chez d'autres auteurs, en particulier tout le livre X de Vies et doctrines des philosophes de l'historien de la philosophie Diogène Laërce, permettait d'en conserver trace.

Redécouverte

La recherche de textes anciens par Pétrarque (à partir de 1330), puis par ses successeurs humanistes, permit de retrouver dans divers monastères des textes qui n'étaient plus diffusés depuis des siècles, de les commenter, de les copier puis de les diffuser, dans un milieu d'abord restreint (les humanistes italiens), puis plus large et européen. La diffusion de l'imprimerie, dans la seconde moitié du XVe siècle, permettra d'accélérer le processus. C'est dans ce contexte que le secrétaire du pape Jean XXIII, Poggio Bracciolini, alors privé d'emploi par la destitution de son employeur au concile de Constance, retrouva plusieurs parchemins importants jusqu'alors inconnus dans un ou des monastères du sud de l'Allemagne, sans doute à l'abbaye de Fulda. Parmi ces parchemins se trouvait le texte du De rerum natura. Le poème était connu des lettrés comme un des grands poèmes antiques par différentes citations, mais était considéré comme perdu.

Poggio Bracciolini put copier le texte dans le monastère, avant de l'envoyer à son ami l'humaniste Niccolò Niccoli. Celui-ci le conservera sans le diffuser jusqu'au début des années 1430, avant d'en restituer une copie à Bracciolini. À partir des années 1430, des copies de l’œuvre de Lucrèce commencent à circuler en Italie. La première édition imprimée date de 1473. La copie faite par Bracciolini dans le monastère, mais aussi le parchemin détenu par le monastère ont disparu depuis cette date, et seules des copies ultérieures (dont celle de Niccoli) subsistent. Deux parchemins "originaux" (en fait des copies faites au Moyen Âge) apparaîtront vers la fin du XVIIe siècle aux Pays-Bas, sans qu'on en connaisse l'origine. Mais toutes les versions actuelles sont issues du manuscrit retrouvé et copié par Bracciolini.

Influences

Le Poème de Lucrèce eut rapidement un grand succès. Il était perçu, y compris par la papauté, comme un grand poème antique, mais sa philosophie était considérée comme inacceptable. La plupart des éditions, en latin d'abord, puis en langue vulgaire, étaient donc précédées de préfaces mettant en garde contre toute lecture et interprétation allant au-delà de la beauté du poème.

À compter de la seconde moitié du XVe siècle, sa diffusion s'accélère et quitte l'Italie. En 1516, Thomas More, pourtant catholique fervent, tente dans Utopia une synthèse entre la philosophie d’Épicure (telle que transmise par Lucrèce) et sa foi chrétienne en imaginant une société idéale basée sur la raison, la liberté et la tempérance.

Dans le courant du siècle, Montaigne développe également une interprétation de Lucrèce compatible avec le christianisme.

Dans les années 1580, Giordano Bruno se fait le porte-parole d'une philosophie épicurienne beaucoup plus radicale en matière religieuse, qui lui vaudra finalement le bûcher en 1600.

Lors de la révolution américaine, Thomas Jefferson, qui se définit lui-même comme un disciple d’Épicure, intègre dans la Déclaration d'indépendance américaine des « droits inaliénables [...] la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Cette idée de la recherche du bonheur est explicitement reliée, dans certaines de ses lettres, aux notions épicuriennes du droit de chacun à éviter la souffrance et à rechercher le plaisir, à travers la renonciation à l'ambition et à l'accumulation excessive des biens.

Familiers de Lucrèce en France

Le De rerum natura paraît en France pour la première fois en 1514, avec un commentaire latin violemment hostile à la doctrine épicurienne, mais la diffusion de l'œuvre se fait essentiellement grâce à l'édition de Denis Lambin, professeur de littérature grecque au Collège royal, parue en 1564 à Paris. Lambin qualifie la philosophie de Lucrèce de « délirante et sur bien des points impie », mais il admire sa poésie.

Montaigne

Montaigne est un grand lecteur de Lucrèce. Dans ses Essais, il fait quelque cent cinquante citations du De rerum natura. Montaigne dit d'ailleurs de De rerum natura :

« Quand je vois ces belles formes d’expression, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. C’est la vigueur de la pensée qui élève et enfle les paroles. »

On a retrouvé l’édition de Lucrèce de Denis Lambin qu'il possédait et qu’il a annotée. Ses notes montrent son amour pour la poésie de Lucrèce et sa sensibilité aux débats épicuriens, malgré son incompréhension de la physique des atomes et du clinamen (« un amas d’âneries »).

Molière

Molière aurait traduit Lucrèce. Selon Grimarest, le premier à avoir écrit une Vie de Molière en 1705 en s’appuyant sur les confidences de sa veuve et de Baron, son comédien préféré, Gassendi, philosophe sceptique et épicurien, aurait admis Molière à ses cours parce qu’il avait remarqué chez lui des dispositions philosophiques. « Il avait traduit presque tout Lucrèce […] Pour donner plus de goût à sa traduction, Molière avait rendu en prose toutes les matières philosophiques ; et il avait mis en vers ces belles descriptions de Lucrèce. » Tralage raconte qu’en 1682 on avait voulu joindre les passages traduits par Molière à l’édition complète de ses Œuvres. « Mais le libraire, les ayant trouvés trop fort contre l’immortalité de l’âme, ne les a pas voulu imprimer. »

On en retrouve quelques vers dans la tirade d’Eliante dans Le Misanthrope (acte II, scène IV) :

reprenant les vers de Lucrèce :

La Fontaine

La Fontaine est un familier d'Épicure et de Lucrèce dont il n'hésite pas à se proclamer le disciple :

Sa philosophie, au-delà d'emprunts ponctuels (voir la fable Un animal dans la lune) est souvent lucrétienne et anti-stoïcienne. L'« indiscret stoïcien » « retranche de l'âme désirs et passions » :

Bibliographie

Éditions, commentaires et traductions

  • Lucrèce, De rerum Natura, introduction, édition, apparat critique et traduction par Alfred Ernout, collection des Universités de France, Les Belles Lettres. 2 volumes.
  • Alfred Ernout, Commentaires au De Natura rerum, collection des Universités de France, Les Belles Lettres. 3 volumes. (Commentaires philologiques, vers par vers, de l'ensemble du poème).
  • Lucrèce et Konrad Müller (éditeur), T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, Zurich, H. Rohr, .
  • Lucrèce, De la nature. De rerum natura, (éd., trad., intr. et notes de José Kany-Turpin), Paris, Aubier, 1993. réédition, Paris, Flammarion, 1997 revue en 1998.
  • Lucrèce, De la Nature des choses, (intr., notes et bibl. Alain Gigandet) et (trad. Bernard Pautrat), Le Livre de poche, 2002
  • traduction par J. Pigeaud, dans Les Epicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2010, p. 269-531.
  • Lucrèce, La naissance des choses, traduction par B. Combeaud, Mollat, Bordeaux, 2016
  • Richard Wojnarowski, Quelques commentaires au De Rerum Natura de Lucrèce, Editions BoD, Paris, 2020, 508 p, (ISBN 9782322208425)

Ouvrages généraux

  • Pierre Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme, PUF, coll. « Les grands penseurs », 1963.
  • Paul Nizan, Les Matérialistes de l'Antiquité, Maspero, 1965.
  • Marcel Conche, Lucrèce et l'expérience, Seghers, coll. « Philosophes de tous les temps », 1967.
  • Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce : Fleuves et Turbulences, Minuit, coll. « Critique », 1977.
  • Mayotte Bollack, La raison de Lucrèce : constitution d'une poétique philosophique avec un essai d'interprétation de la critique lucrétienne, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », , 630 p. (ISBN 2-7073-0212-0).
  • Philippe Sollers, Théorie des Exceptions, Gallimard, 1986.
  • (en) Charles Segal, Lucretius on Death and Anxiety : Poetry and Philosophy, Princeton University Press, 1990.
  • Sabine Luciani, L'Éclair immobile dans la plaine, philosophie et poétique du temps chez Lucrèce, Bibliothèque d'Études classiques 21, Éditions Peeters, Louvain/Paris, 2000.
  • Michel Onfray, Les Sagesses antiques, contre-histoire de la philosophie, tome I, Grasset, 2006, (ISBN 2-246-64791-6), p. 255-294.
  • André Comte-Sponville, Le Miel et l'absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce, Éditions Hermann, 2008.
  • Pierre Vesperini, Lucrèce. Archéologie d’un classique de la culture européenne, Fayard, 2017.

Notes et références

Les citations du De rerum natura sont, sauf mention contraire, d’André Comte-Sponville, en alexandrins pour transposer l'hexamètre dactylique de Lucrèce, et extraites de son livre Le Miel et l'absinthe, Hermann, 2008.

Les sources principales de cet article sont :

  • André Comte-Sponville, Le Miel et l'absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce, Éditions Hermann, 2008.
  • Jean Bayet, Littérature latine, Armand Colin, 1964.

Voir aussi

Articles connexes

  • Épicure
  • Clinamen
  • De rerum natura

Liens externes

  • En latin
  • En latin, format pdf
  • En français
  • Bibliographie pour le livre 3 du De rerum natura
  • De rerum natura (1475-1494), codex numérisé, disponible sur Somni

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Source : Article Lucrèce de Wikipédia

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